Il peut paraître prétentieux d’essayer d’analyser la stratégie actuelle des États-Unis en Méditerranée, comme nous y avait invité la « bataille de Naples » au sujet de l’attribution à un Européen du commandement du secteur Sud-Europe de l’Otan. Notre seule qualification est en effet d’assez bien connaître ce théâtre pour y avoir opéré pendant la plupart des quarante années de notre carrière de marin, et aussi d’avoir eu autrefois à traiter des problèmes de commandement en Méditerranée et de nos relations avec la VI^e flotte des États-Unis, qui y est encore aujourd’hui leur principal « atout » (asset) stratégique.

Précisons d’abord que nous emploierons ici ce vocable dans son sens originel, c’est-à-dire comme concernant le maniement de la force militaire en soutien du projet politique de l’État considéré. Nous ne nous autoriserons donc pas à le banaliser, comme on le fait trop souvent de nos jours, ni même à l’étendre à la « géo-économie » puisque la logique de l’économie nous paraît différente de celle de la stratégie ; ainsi « l’économie peut dire oui et la politique dire non ». Cette remarque n’entraîne pas que le projet politique d’un État ne puisse être à finalité essentiellement économique, et tel est probablement le cas pour celui des États-Unis, si l’on considère les déclarations qui y ont été faites pendant la dernière campagne électorale. On y constate aussi une autre particularité, à savoir qu’y coexistent souvent deux stratégies, l’une « déclaratoire » émanant du département d’État, et à ce titre mise en œuvre par la diplomatie qui prône l’idéologie de la démocratie, de la libre entreprise et de l’économie de marché ; et l’autre « opératoire », planifiée par le Pentagone, qui est plus réaliste et par suite souvent pragmatique ; ces deux tendances étant arbitrées au jour le jour par le président, pour tenir compte de l’opinion du Congrès, lequel tient plus qu’ailleurs les « cordons de la bourse ». Enfin n’oublions pas à ce sujet que la culture stratégique des États-Unis est imprégnée des théories de Jomini qui intègrent système militaire et diplomatie et prônent l’offensive ; et aussi par celles de Mahan qui donnent la priorité à la « maîtrise de la mer ».

Une vieille connaissance stratégique pour les États-Unis

Croyant donc à la pérennité des cultures stratégiques et aussi à l’importance des « forces profondes » issues de l’histoire, nous commencerons par un bref rappel historique. Pour les États-Unis en effet, la Méditerranée est une « vieille connaissance » stratégique, puisque c’est en 1786, c’est-à-dire trois ans seulement après la fin de la guerre d’Indépendance, qu’ils commencèrent à y acheter des sauf-conduits pour que leur commerce maritime naissant ne soit pas attaqué par les corsaires barbaresques, en concluant des « traités de paix », d’abord avec le sultan du Maroc, puis avec la Régence d’Alger, le bey de Tripoli, et enfin le bey de Tunis. En 1800, le George Washington, premier bâtiment de guerre de la marine américaine, pénétra en Méditerranée pour payer le tribut au dey d’Alger, et il eut alors à subir l’humiliation d’être réquisitionné par lui afin de transporter ses émissaires à Constantinople, où il fut toutefois reçu en tant que premier navire américain en visite.