Politique et diplomatie - Punir les tyrans
En cette veille de l’an 2000, l’affaire Pinochet symbolise-t-elle un progrès majeur de la morale internationale ? Tout d’abord, les faits. En octobre dernier, le général Augusto Pinochet, homme fort du Chili de 1973 à 1990, se rend à Londres pour y subir une opération de hernie discale. Profitant de ce séjour de l’ancien dictateur chilien hors de son pays, deux juges espagnols lancent un mandat d’arrêt contre lui, puis le gouvernement espagnol lui-même adresse au gouvernement britannique une demande d’extradition. Celle-ci est suivie par des demandes analogues de la Suisse et de la France. Ces démarches suscitent en Angleterre des débats et une procédure complexes : le Royaume-Uni a-t-il le droit de livrer Pinochet à la justice espagnole ? La Haute Cour de Justice, saisie du dossier, conclut à l’unanimité de ses trois magistrats que Pinochet bénéficie, « en tant qu’ancien chef d’un État souverain, de l’immunité diplomatique pour toute procédure civile et criminelle devant les tribunaux anglais ». L’affaire est alors renvoyée devant la Chambre des lords, qui — héritage d’une longue histoire continue depuis le Moyen Âge — est la Cour suprême du Royaume-Uni. Le 25 novembre 1998, les juges lords, par trois voix contre deux, se prononcent pour la levée de l’immunité de Pinochet. C’est un tournant historique : désormais un ancien chef d’État ne peut se considérer comme à l’abri de poursuites pour les actes qu’il a commis alors qu’il était en fonction.
Cette affaire met en scène l’une des contradictions majeures de l’ordre mondial actuel. D’un côté, celui-ci demeure fondé sur des États souverains, dans lesquels s’exerce la légitimité politique. De ce point de vue, Pinochet est intouchable. Certes, en 1973, il a pris le pouvoir par un coup d’État ; mais il a conquis une légitimité, d’abord par le temps, mais aussi par le redressement économique qu’il a fait accomplir à son pays. Le 5 octobre 1988, Pinochet, soucieux d’obtenir une consécration démocratique, organise un plébiscite pour son maintien à la tête de l’État. Il perd cette consultation (non : 53,31 % ; oui : 44,34 %). Alors s’engage un retour contrôlé à la démocratie. Pinochet s’entoure de précautions constitutionnelles pour protéger son avenir. Fin 1989, un nouveau président est librement élu. Pinochet reste huit ans commandant de l’armée de terre. En mars 1998, à 82 ans, commandant en chef émérite, il devient, en grande pompe, sénateur à vie. En octobre 1998, le gouvernement chilien proteste contre l’arrestation de Pinochet. Cette affaire ne regarde que les Chiliens. Cette arrestation ne peut que réveiller un passé douloureux, que la très grande majorité des Chiliens souhaite enterrer pour toujours.
De l’autre côté, qu’invoquent les juges espagnols ? Quels sont les fondements des demandes d’extradition ? Tout d’abord, l’affaire ne peut concerner les seuls Chiliens : la dictature Pinochet n’a pas frappé qu’eux, elle a torturé ou tué des Espagnols, des Français… Ensuite, lorsque des crimes particulièrement graves sont commis, n’y a-t-il pas une loi internationale commune à toute l’humanité ? Si cette loi existe, des non-nationaux ne sont-ils pas, eux aussi, habilités à déclencher toute action permettant de sanctionner ces crimes ? La communauté internationale ne doit-elle pas se doter des instruments nécessaires à cette fin ?
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