À quelques jours de la reconnaissance officielle, par la France, de l'État palestinien, Bruno Sentenac analyse la position régionale israélienne depuis sa création en 1947 à travers le prisme de ses victoires militaires. Sans paix durable, Israël est, selon l'auteur, condamnée à l'insécurité chronique. Les victoires militaires d’Israël, bien que spectaculaires, créent un piège psychologique : l’orgueil né de la domination affaiblit sa sécurité à long terme, faute de solution politique pour les Palestiniens.
« Une grande victoire est un grand danger » : Israël et la malédiction de la victoire militaire (T 1749)
(Image générée par IA)
“A Great Victory Is a Great Danger”: Israel and the Curse of Military Victory
Just days before France's official recognition of the Palestinian state, Bruno Sentenac analyzes Israel's regional position since its creation in 1947 through the prism of its military victories. Without lasting peace, Israel is, according to the author, condemned to chronic insecurity. Israel's military victories, while spectacular, create a psychological trap: the pride born of domination weakens its long-term security, in the absence of a political solution for the Palestinians.
Vertige de la victoire et sentiment de toute-puissance
Même si leur modus operandi fut radicalement différent (une attaque coordonnée de deux armées conventionnelles contre les forces de défense d’Israël dans un cas, un pogrome réalisé par quelques centaines de tueurs principalement contre des civils désarmés dans l’autre cas), l’agression terroriste du 7 octobre 2023 a douloureusement rappelé aux Israéliens les jours d’angoisse ayant suivi l’offensive égypto-syrienne qui, cinquante ans plus tôt, presque jour pour jour (c’était le 6 octobre 1973), avait déclenché la guerre du Kippour. Dans les deux cas, les services de renseignement n’avaient pas vu venir le danger et l’armée mit beaucoup trop de temps à réagir.
Néanmoins, si, par la surprise qu’elle constitua et par son bilan humain dramatique, l’attaque du Hamas a rappelé ces jours sombres de 1973, la situation actuelle renvoie plutôt aux lendemains de la guerre des Six Jours de juin 1967 et au sentiment de toute-puissance qui envahit alors les dirigeants et la population d’Israël.
Car lorsque, dans quelque temps, les armes se seront tues à Gaza et que les Israéliens feront le bilan de cette guerre-gigogne, ce bilan sera certainement très positif pour Tel Aviv :
• Victoire sur le Hamas, très largement détruit, et qui, comme l’a récemment souligné Jean-Pierre Filiu dans un article du Monde (1), est le vrai responsable des souffrances endurées par la population gazaouie depuis maintenant deux ans.
• Victoire partielle sur le Hezbollah, décapité par l’extraordinaire opération du Mossad contre ses responsables libanais.
• Victoire technique sur l’Iran, dont le programme nucléaire a été sérieusement retardé, et dont les dirigeants font désormais l’objet d’un procès en incompétence de la part d’une frange de plus en plus large de la société iranienne, au point que l’on évoque désormais un possible rétablissement de la dynastie des Pahlavi.
• Victoire (par abandon de l’adversaire pourrait-on dire) sur la Syrie, qui ne constitue plus aujourd’hui, depuis la chute du régime de Bachar El-Assad, un danger réel pour Israël.
En fait, jamais sans doute Israël n’aura connu une telle supériorité militaire sur ses ennemis, si ce n’est au lendemain de la guerre des Six Jours de juin 1967, dont le résultat remarquable – puisqu’il tripla la superficie du territoire contrôlé par l’État juif et qu’il réunifia Jérusalem, donnant accès au mur des Lamentations – fit croire aux Israéliens que leur tranquillité était assurée pour longtemps. C’est ce qu’écrivit l’historien américain Walter Laqueur (2) dans l’ouvrage The Road to War (3) (La route vers la guerre), qu’il consacra à cette guerre en 1968 : « La facilité de cette victoire constitua une totale surprise ; les Israéliens n’avaient absolument pas prévu son ampleur. […] Tout ce qu’ils comprirent, c’est qu’ils avaient remporté une victoire militaire sans précédent, dont Israël émergeait comme une puissance combattante bien supérieure à celle des pays arabes, que le danger militaire avait reculé pour un bon moment, peut-être pour toujours […]. Sans doute une victoire aussi éclatante méritait-elle d’être suivie par une paix durable ? (4) »
L’euphorie née de cette victoire éclatante, inespérée, quasi-divine, était telle que, dans son ouvrage de 1974, La vraie guerre du Kippour (5), le même Walter Laqueur racontait cette anecdote : « Un général israélien, parmi les plus capables et les plus courageux, passe pour avoir dit […] qu’Israël était plus fort que toutes les armées européennes et qu’il pourrait conquérir la région comprise entre Khartoum, Bagdad et l’Algérie en moins d’une semaine. »
En réalité, c’est toute la société israélienne qui avait été saisie par un sentiment de confiance absolue dans la supériorité de son armée ; c’était l’époque où les Israéliens plaisantaient avec l’histoire suivante :
« Ce sont deux généraux israéliens qui se rencontrent un matin :
- Qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui ?
- On fait la guerre aux pays arabes.
- Et l’après-midi ? »
Le « grand danger » de la « grande victoire »
« Une grande victoire constitue un grand danger, car la nature humaine supporte plus difficilement la victoire que la défaite » (Nietzsche, Considérations inactuelles, 1871)
Illusoire, ce sentiment de toute-puissance était également et surtout dangereux, ainsi que l’écrivit un des « pères » d’Israël, Nahum Goldmann (6), dans son ouvrage Où va Israël ?, publié en 1975, peu de temps après la guerre du Kippour : « Je n’ai jamais été en faveur de la guerre de 1967 […]. J’ai souvent pensé à la fameuse maxime de Nietzsche (7) selon laquelle il est plus difficile aux peuples de surmonter de grandes victoires que de grandes défaites. Les grandes défaites ont souvent un effet très bénéfique ; elles conduisent les hommes à effectuer une critique sur eux-mêmes, à examiner leur situation, à être plus patriotes, unis et prêts aux sacrifices. Les victoires, au contraire, les amènent très souvent à se complaire dans l’illusion, dans un orgueil exagéré, dans l’arrogance et l’agressivité et ont plutôt tendance à affaiblir la force morale d’un peuple. Tout cela est malheureusement arrivé en Israël après la guerre de 1967 […]. La guerre du Kippour a été […] une des conséquences des effets négatifs de la guerre de 1967. Israël commença à se sentir si sûr de sa supériorité qu’il s’imagina que le statu quo créé par elle durerait longtemps, que les Arabes ne se montreraient pas assez fous et n’auraient pas assez le goût du suicide pour oser se lancer dans une autre guerre […] et le résultat fut la guerre de 1973, qui modifia radicalement toute la situation en quelques jours. »
Ce sentiment de supériorité et d’infaillibilité fut en grande partie à l’origine de la catastrophe du 6 octobre 1973, lorsque les armées égyptienne et syrienne bousculèrent Tsahal respectivement sur le front du canal de Suez et les hauteurs du Golan, au point qu’un Moshé Dayan paniqué envisagea un moment, en tant que ministre de la défense, l’emploi de la bombe atomique, que possédait Israël.
La Commission Agranat (du nom du président de la Cour suprême d’Israël qui accepta de diriger cette commission d’enquête), constituée fin 1973 pour dégager les raisons du désastre des premiers jours de la guerre du Kippour, identifia un certain nombre de défaillances dans les services de renseignement et l’armée israéliens et elle pointa la responsabilité de leurs chefs, qui durent démissionner, comme le fit également la Première ministre, Golda Meir (8).
Toutes les raisons techniques qui furent avancées pour expliquer cet aveuglement des services de renseignement et les défaillances de l’armée dans les trois premiers jours de la guerre se ramenaient en fait à une cause ultime, supérieure : la conviction, partagée par toute la société israélienne (9), que les Arabes n’oseraient jamais reprendre l’offensive parce qu’ils avaient compris qu’Israël avait l’armée la plus forte ; et s’ils osaient, leur audace serait de nouveau sanctionnée durement, ce qui renforcerait encore davantage la « dissuasion israélienne ».
C’est bien l’analyse que faisait Walter Laqueur dans La vraie guerre du Kippour : « Après 1967, on avait eu l’impression qu’Israël était invincible, que les Arabes n’oseraient pas l’attaquer, et qu’ils seraient écrasés en quelques jours avec d’énormes pertes s’ils étaient assez fous pour s’y risquer. »
L’objectif, c’est la sécurité, pas un état de guerre permanent
Au sixième siècle avant notre ère, le philosophe chinois Sun Tsu l’avait écrit dans L’art de la guerre : « Veiller au repos des villes de votre propre pays, voilà ce qui doit principalement vous occuper ; troubler celui des villes ennemies, ce ne doit être que votre pis-aller. »
Raymond Aron, dans sa préface au livre d’Yves Cuau Ce jour-là : 5 juin 1967 Israël attaque (10), parlera, lui, de « la paix, seul objectif valable, seule victoire authentique »… Or, comme il le constatait dans ce texte écrit un an après le conflit, la victoire brillante acquise au terme de la guerre des Six Jours n’avait pas apporté la sécurité à Israël : « En tout cas, alors qu’approche le premier anniversaire d’un triomphe militaire que les spécialistes ne se lassent pas d’admirer, une évidence s’impose, hélas : une fois de plus la force n’a rien réglé. Et la formule fameuse de Hegel […] me revient à l’esprit : “l’impuissance de la victoire”. »
Car malgré l’humiliation qu’avait représentée, pour elle, la défaite de 1967, l’Égypte de Nasser avait assez vite repris les hostilités, lançant ce qu’on appela « la guerre d’usure », qui dura de mars 1969 à août 1970 et fit plus de morts dans les rangs de Tsahal que la guerre des Six Jours.
La sécurité, c’est Sadate devant la Knesset en 1977
Ainsi, pour extraordinaire qu’elle ait été, la victoire de juin 1967 n’avait pas amené la sécurité et, très rapidement, « il apparut aux Israéliens que leur rêve de paix pour leur temps avait été prématuré. Israël avait tout au plus gagné un répit de quelques années. […] Un climat de fatalité submergea le Moyen-Orient, avec le sentiment qu’un quatrième round était probable dans un avenir sans doute pas lointain » (11).
Ce quatrième round, ce fut la guerre du Kippour d’octobre 1973, et si, les premiers jours de confusion passés, Israël l’emporta brillamment sur le terrain, ce n’est pas cette victoire qui amena la paix avec l’Égypte mais, quelques années plus tard, les initiatives de paix du président Sadate, son voyage surprise de novembre 1977 en Israël et son discours à la Knesset, puis le traité de paix signé l’année suivante par l’un des Premiers ministres les plus nationalistes que le pays ait connus, Menahem Begin.
La création d’un État palestinien, condition à la sécurité durable d’Israël
Comme l’avaient bien perçu, en leur temps, ces observateurs lucides qu’étaient Walter Laqueur et Nahum Goldmann, le problème palestinien est bien au centre du conflit israélo-arabe : « Le destin des Arabes de Palestine est au cœur du conflit. Faute de solution à ce problème, le problème général ne sera jamais résolu. (12) » « Il est aujourd’hui évident pour tout le monde, sauf pour quelques dirigeants israéliens, qu’il existe un problème palestinien et qu’aucune solution du conflit du Moyen-Orient n’est pensable si elle exclut ce problème. (13) »
La solution à ce problème, ils la voyaient dans la création d’un véritable État palestinien en Cisjordanie : « Il faudrait que les Palestiniens et les Israéliens parviennent à un accord comportant la création d’un État palestinien sur la rive occidentale du Jourdain. (14) » « Toutes les autres solutions se révélant inapplicables, il ne reste plus que celle qui consiste à accepter l’existence d’un peuple palestinien et à reconnaître son droit légitime d’avoir un État qui lui soit propre (15) »
Pour ces vrais amis d’Israël, sincèrement attachés à sa défense, la création d’un État palestinien n’était donc pas tant destinée à « faire plaisir » aux Palestiniens – pour lesquels ils n’éprouvaient sans doute pas de sympathie particulière – et encore moins à « récompenser » les organisations qui les représentaient, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au premier chef, alors engagée dans des actions terroristes et dont le programme niait l’existence de l’État juif ; elle constituait la condition même de sa sécurité durable.
Conjurer la malédiction de la victoire exige du vainqueur beaucoup de force, de courage, de sagesse, cette sagesse qui, selon Raymond Aron, manqua aux dirigeants israéliens en juin 1967 : « Le vainqueur aurait-il dû, dans son propre intérêt, surmonter sa victoire ? (16) » Il faut donc souhaiter que ne s’applique pas une nouvelle fois à Israël le mot lancé à Hannibal par l’un de ses seconds après la formidable victoire du chef carthaginois à la bataille de Cannes, en 216 av. J.-C., lorsqu’il avait détruit toute l’armée romaine : « Tu sais vaincre, Hannibal, mais tu ne sais tirer profit de ta victoire ! (17) »
Septembre 2025
(1) Filiu Jean-Pierre, « L’écrasante responsabilité du Hamas dans la catastrophe palestinienne », Le Monde, 31 juillet 2025.
(2) Juif allemand qui rejoindra les États-Unis en 1938, Walter Ze’ev Laqueur (1921-2018) fut un grand historien et analyste des relations internationales.
(3) Laqueur Walter, The Road to War/The Origin and Aftermath of the Arab-Israeli Conflict 1967-8, Penguin Books, 1968.
(4) Ibidem, p. 296.
(5) Publié sous le titre original de Confrontation: The Middle East War and World Politics.
(6) Nahum Goldman (1895-1982) fut l’un des dirigeants du mouvement sioniste, co-fondateur puis président du Congrès juif mondial. Il participa à la création de l’État d’Israël.
(7) Citation que Walter Laqueur avait déjà mise en exergue du chapitre 7 de son livre de 1968 sur la guerre des Six Jours, The Road to War, chapitre dans lequel il analysait les problèmes nés de la victoire de juin 1967 : la gestion des territoires palestiniens occupés, la défiance des grandes puissances et la dégradation de l’image du pays à l’étranger. Il le rappela dans son livre de 1973, La vraie guerre du Kippour.
(8) Sentenac Bruno, « La “Commission Agranat” et la guerre du Kippour : Qu’attendre d’une commission d’enquête sur les défaillances des services de renseignement et de l’armée ? », RDN, n° 874, novembre 2024, p. 71-82 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23562&cidrevue=874).
(9) C’est cette illusion collective qui fit le lit du désastre d’octobre 1973. Comme le dira le président israélien Ephraïm Katzir : « Nous sommes tous coupables ».
(10) Cuau Yves, Ce jour-là : 5 juin 1967, Israël attaque.
(11) Laqueur Walter, The Road to War, op. cit.
(12) Laqueur Walter, La vraie guerre du Kippour.
(13) Goldmann Nahum, Où va Israël ?
(14) Laqueur Walter, La vraie guerre du Kippour, op. cit.
(15) Goldmann Nahum, op. cit.
(16) Préface à Ce jour-là, 5 juin 1967 Israël attaque.
(17) Tite Live, Histoire romaine.