La question de la mer de Chine et des revendications territoriales notamment par la Chine est d’une extrême sensibilité tant les avis divergent. Les différents rapports de force – militaire, économique, politique et diplomatique – s’y exercent et focalisent l’attention non seulement des pays concernés mais aussi d’autres puissances comme les États-Unis et les organisations internationales sollicitées pour essayer de régler ces différends qui pourraient déraper en une crise stratégique majeure.
Les Philippines, le verdict de La Haye et la nouvelle donne stratégique en mer de Chine méridionale (T 808)

The Philippines, the Hague verdict and the new strategic situation in the South China Sea
The issue of the China Sea and land claims, particularly by China, is extremely sensitive as opinions diverge. The different power relations—military, economic, political and diplomatic—are exercised and focus the attention not only of the countries concerned but also of other powers such as the United States and the international organizations solicited to try to settle these disputes that could slip into a major strategic crisis.
Le 12 juillet 2016, les cinq juges du tribunal ad hoc affilié à la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye ont livré un verdict très attendu sur le différend sino-philippin en mer de Chine méridionale introduit par Manille en juin 2013 (2). Sans se prononcer sur la question de la souveraineté des éléments incriminés, ils déclarèrent non seulement que les « droits historiques » revendiqués par la Chine sur les ressources de la majorité de cet espace maritime n’avaient aucun fondement juridique, mais que celle-ci avait « violé les droits souverains » de Manille dans sa zone économique exclusive (ZEE), en particulier celui de pêcher à proximité du récif de Scarborough. Ils reconnurent que ses travaux de poldérisation sur sept éléments des Spratly avaient provoqué des dommages « irréversibles » sur le fragile écosystème marin. Clarifiant de façon plus inattendue un point de droit qui aura des implications beaucoup plus globales, notamment pour les États-Unis, le Japon ou encore la France, ils précisèrent qu’aucun récif de l’archipel contesté des Spratly – pas même Itu Aba, pourtant longue de 400 mètres, dont Taiwan revendique la souveraineté et la ZEE afférente – ne pouvait être défini juridiquement comme une île ni, par conséquent, permettre à un État de faire valoir une ZEE et encore moins un plateau continental. Cette heureuse dissipation du brouillard stratégique jusqu’alors savamment entretenu par les parties au conflit réduit de jure la zone disputée de 80 à 20 % de la mer de Chine méridionale. Mais, si chacune d’elles doit réviser à la baisse ses revendications, c’est la Chine qui s’est vue infliger le plus grand camouflet.
Premier acte de la contre-offensive politico-médiatique chinoise postérieure au verdict : le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères répliqua que la décision, jugée « nulle et non avenue », n’avait « aucune force contraignante » et que toute pression supplémentaire à ce sujet risquerait de transformer la région en « berceau de la guerre ». Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères, qualifia la procédure de « farce politique organisée en invoquant le prétexte du droit », ajoutant même : « À présent, la farce est terminée et les choses doivent rentrer dans l’ordre. Toute tentative visant à attenter de quelque sorte que ce soit à la souveraineté territoriale de la Chine, à ses droits et intérêts maritimes, s’avérera futile et échouera » (3). De la part de la deuxième puissance économique et militaire mondiale, cette fermeté était attendue. Aussi tôt qu’en 1996, l’année de son adhésion à la convention de Montego Bay, la Chine avait formellement déclaré ne pas accepter le mécanisme procédural en matière de contentieux territorial (article 298). Plus récemment, Xi Jinping et son ministre des Affaires étrangères n’ont cessé de répéter que tout ce qui contribuait à internationaliser ou à multilatéraliser ce « problème bilatéral » ne pouvait que l’aggraver (4). Comme les autres grandes puissances qui ont, avant elle, refusé de se soumettre au verdict d’une juridiction internationale, la Chine se retrouve à son tour en contradiction ouverte avec une convention onusienne dont elle est signataire. Outre son rejet du droit maritime international tel qu’il a été formulé par le tribunal de La Haye, son indifférence aux arguments des autres États riverains et parties au conflit, contredisent l’image qu’elle veut donner d’elle-même, celle d’une puissance responsable qui, de fait, a joué un rôle des plus constructifs sur bien des dossiers d’importance régionale et mondiale. Aussi n’est-il pas surprenant de la voir stigmatisée par les opinions publiques plus ou moins organisées des pays du Sud-Est asiatique qui souffrent déjà de son assertivité et se verraient amputés d’une bonne part de leur ZEE si les prétentions chinoises l’emportaient : « Chexit ! », clamaient en chœur les internautes philippins quelques jours après le verdict, alors que les Européens étaient encore sous le choc du « Brexit » (5)… Comment en est-on arrivé là ?
Aux origines de l’initiative philippine : les prétentions et les activités maritimes chinoises
Après quatre décennies de conflits armés et une éclipse partielle au lendemain de la Conférence de Paris sur le Cambodge, en 1991, le débat stratégique en Asie du Sud-Est a effectué un retour en force, ces dernières années, dans une actualité médiatique de plus en plus dominée par la recrudescence des tensions en mer de Chine méridionale (6). Apparues au cours des années 1970, dans le contexte de la fin de la guerre du Vietnam et des premières découvertes pétrolières off-shore, ces tensions parfois muées en brefs affrontements navals ont été nourries et aggravées par une convergence de processus qui les rendent potentiellement dangereuses. La croissance des besoins alimentaires et énergétiques des pays de la zone, à l’aune de la maritimisation des enjeux économiques et commerciaux ; la judiciarisation des espaces maritimes, dont la signature de la convention des Nations unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay en 1982 a constitué une étape importante mais controversée ; et peut-être surtout, l’ampleur de la montée en puissance de la Chine et l’affirmation plus décomplexée de ses prétentions maritimes depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ont entraîné une fragilisation du relatif équilibre stratégique assuré jusqu’alors en grande partie par l’« hyperpuissance » états-unienne.
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